Carte blanche sur la réduction drastique de la publicité pour les jeux de hasard et d'argent
Depuis 2010, un groupe de travail composé de professionnels en matière de jeux d’argent et de hasard se réunit chaque trimestre. L’objectif de ces rencontres est de pouvoir réfléchir à la pratique thérapeutique et à la prévention dans ce type d’addiction.
Les membres de ce groupe ont décidé d'écrire une carte blanche pour manifester leur soutien à l'application ce 1 juillet 2023 de l'AR de 2022 sur la réduction de la publicité pour les jeux de hasard.
Carte blanche à propos de l’Arrêté Royal du 09 mai 2022 en lien avec la publicité du secteur des jeux de hasard et d’argent.
Le 9 mai 2022, le ministre de la justice Vincent Van Quickenborne annonce un Arrêté Royal concernant la publicité pour les jeux de hasard et d’argent. « Le principe de base est que seules les personnes qui veulent jouer et recherchent activement des informations sur les jeux d’argent seront confrontées à la publicité pour ces jeux à l'avenir » (communiqué de presse du 9 mai 2022 Team Justice). Les implications pratiques de l’AR annoncent des restrictions drastiques de la publicité sur les différents supports médias, et ce dès juillet 2023, ainsi que le sponsoring à l’horizon 2025. Derrière ces nouvelles mesures, le ministre évoque la lutte contre la dépendance aux jeux.
En tant que professionnels du champ de l’addiction, nous sommes extrêmement soulagés de l’arrivée de cette mesure.
En Belgique, le nombre de joueurs actifs a augmenté de 85% en 4 ans, passant de 343.846 joueurs en 2018 à 634.845 joueurs en 2022 (Rapport d’activité de la CJH, 2022). Le mode d’accès aux jeux en ligne et les confinements successifs n’ont fait que renforcer cette tendance. Si la publicité canalise les joueurs vers une offre légale, n’incite-t-elle pas chaque année de nouveaux joueurs à se laisser tenter par les jeux de hasard et d’argent ? D’ailleurs, les portes d’accès vers ces jeux n’ont jamais été si nombreuses en Belgique. A côté du réseau de la Loterie Nationale, comptez 9 Casinos, 174 salles de jeux, plus de 40 sites légaux de casinos/paris sportifs, 5137 cafés avec jeux, 585 agences de paris et 1580 librairies où parier est “un jeu d’enfant” (Rapport d’activité de la CJH, 2022).
Bien entendu, tous les joueurs ne deviennent pas dépendants à cette pratique. Les études de prévalence en Belgique se font malheureusement rares. Le ministre de la justice évoque plus de 100.000 joueurs actifs dans notre pays qui souffrent d’un usage excessif des jeux de hasard et d’argent. A cela s’ajoutent les 380.000 joueurs à risque (Van Rooi, 2018) pour qui le jeu a déjà eu des conséquences négatives. Par ailleurs, les joueurs problématiques ne sont pas les seuls à être impliqués, non seulement par la question des pertes financières, mais également par les problèmes inhérents à cette addiction (mensonges, absences, irritabilité, etc.). Une étude récente (Goodwin et al. 2017) estime qu’en moyenne, pour un joueur, six personnes de son entourage sont touchées par cette dépendance. Parmi celles-ci, les enfants et les conjoints sont généralement les plus affectés par les conséquences du jeu, suivis par les parents et la fratrie (Dowling et al. 2014).
Le problème de jeux de hasard et d’argent a donc un coût pour les joueurs et leurs proches, mais également pour le travail (absentéisme), les soins de santé (indemnités pour cause de maladie, soins pour le traitement psychothérapeutique et pharmacologique) ou encore pour le système sociojuridique (chômage, système de médiation de dettes, administrateur de biens, procès – les joueurs peuvent commettre des délits pour obtenir de l’argent pour jouer – incarcération). Il est alors légitime de s’interroger sur la balance entre le coût sociétal et les revenus liés au sponsoring, aux publicités médias et aux recettes fiscales. Une étude récente en Suède estime que les coûts sociétaux des jeux de hasard et d’argent sont deux fois plus élevés que les recettes fiscales (Hofmarcher et al., 2020).
Aujourd’hui, la question n’est pas tant de savoir combien de joueurs en difficultés nous dénombrons, mais combien de joueurs en difficultés nous dénombrerons demain. En tant que professionnels des addictions, il nous appartient également d’évoquer la question des risques dans un contexte d’une publicité décomplexée qui banalise la pratique des jeux de hasard et d’argent.
Le problème de la publicité concerne non seulement les jeux de hasard et d’argent « en présentiels », mais également ceux en ligne. En effet, nous constatons que la prévalence du jeu excessif est de 5 à 10 fois plus élevée pour les jeux en ligne que hors ligne (Papineau & Leblond, 2010 ; Griffiths et al., 2009). Concrètement, deux joueurs en ligne sur dix sont engagés dans des pratiques problématiques : 9,4% sont classés comme joueurs à risque modéré et 13% comme des joueurs excessifs en grande difficulté avec leurs pratiques de jeu (Costes & Eroukmanoff, 2018).
Il nous paraît également indispensable d’évoquer la question des jeux de hasard et d’argent chez les jeunes. En effet, le public jeune est plus à risque d’avoir une pratique excessive de jeux, qu’il s’agisse des adolescents ou des jeunes adultes (Tovar et al., 2013; Wardle et al., 2007). Une étude française (ENJEU-mineur, 2021), réalisée auprès de 5000 jeunes de 15 à 17 ans, nous indique que le pourcentage de jeunes joueurs problématiques a plus que triplé entre 2014 et 2021.
Or, les prestataires de jeux n’hésitent pas à cibler leurs publicités sur les jeunes en leur montrant le plaisir qu’ils auraient à jouer. Et cela fonctionne. Par exemple, durant l’Euro 2020, 42,7% des joueurs belges en ligne ont moins de 29 ans, dont 8,7% ont à peine 18 - 20 ans (rapport de la CJH sur l’Euro 2020). Plus récemment, une étude démontre que les jeunes sont particulièrement influencés par les publicités sur internet et sur les réseaux sociaux, ce qui peut rapidement les attirer vers les jeux de hasard et d'argent (Rossi & Nairn, 2022).
Une autre étude se concentre sur l’influence de la publicité en ligne (sites, pop-up et réseaux sociaux) auprès des jeunes joueurs. Celle-ci établit qu’il existe un lien significatif entre le fait d’être exposé aux publicités en ligne et le fait de jouer (Noble et al., 2022).
À ces différents constats, s’ajoutent d’autres chiffres interpellant. En 2019 en France, alors que la proportion de joueurs problématiques est de 6%, leurs dépenses représentent 38,3% des dépenses totales de l’ensemble des joueurs (Coste, 2020). Une question d’éthique et de morale se pose alors : l’industrie du jeu d’argent n’est-elle pas elle-même dépendante de l’activité des joueurs problématiques ?
En conclusion, nous pouvons dire qu’en banalisant les jeux de hasard et d’argent, les publicités invitent non seulement un public de plus en plus large à jouer, mais également un groupe de joueurs problématiques déjà en souffrance à maintenir leurs habitudes de jeux.
En tant que professionnels du secteur, nous sommes donc catégoriques sur le caractère essentiel de cet Arrêté Royal du 09 mai 2022 et de son application dès juillet 2023.
A ce jour, les services suivants sont représentés au sein de ce groupe de travail :
- Mme Caroline Mignot, psychologue clinicienne - Clinique des Troubles liés à Internet et aux Jeux, Clinique universitaire Saint-Luc.
- Mme Martine Grooten assistante sociale/thérapeute - SSM ALFA
- Mr François Mertens, psychologue clinicien - Joueurs.aide-en-ligne.be, Le Pélican ASBL ;
- Mme Ariane Lakaye psychologue clinicienne -Hôpital universitaire de jour La Clé
- Dr Gaëtan Devos psychologue clinicien - Centre Confluence, asbl Le Domaine, UCL, Grand hôpital de Charleroi.